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Les historiens du patrimoine scientifique à Montpellier (XIXe siècle)

Geneviève Dumas (Université de Sherbrooke)

RENOUVIER (J.) et RICARD (A.), « Des maîtres de pierre et des autres artistes gothiques de Montpellier », Publications de la Société archéologique de Montpellier », n° 14, 1844, repris ensuite dans les Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, II, 1850, p. 135-350

En 1884, Jules Renouvier et Adolphe Ricard publiaient Des maîtres de pierre et des autres artistes gothiques de Montpellier chez Jean Martel aîné, imprimeur de la Société archéologique de Montpellier, au numéro 14 de leurs publications. Écrit dans le but avoué de sortir les « artistes » médiévaux de leur anonymat, cet ouvrage traite, dans une perspective prosopographique, de tous les individus cités dans les sources municipales comme peyrier (maîtres de pierre), fustier (charpentiers, menuisiers), peintre, imagier, vitrier, verrier, argentier, maître d’horloge, serrurier et organiste. Il va sans dire que cette liste couvre bien plus que l’ensemble des métiers du bâtiment et qu’elle englobe une grande partie des artisans de la ville, ne laissant de côté que les métiers de la santé et ceux de l’alimentation.

L’étude présente une triple division. Dans un premier temps, les auteurs examinent l’œuvre de la Commune clôture et ses ouvriers, puis les statuts de tous ces différents métiers, y relevant les noms des membres, leurs activités spécifiques et les règlements qui gouvernent leur métier. Dans un deuxième temps, Renouvier et Ricard adoptent une présentation, à la fois chronologique et prosopographique, relevant pour chaque année à partir de 1201 toutes les occurrences de ces personnes au sein d’un corpus d’archives que l’on pourrait qualifier de monumental. Ils ont ainsi dépouillé :

  1. La totalité des armoires, caisses et cassettes inventoriées par Louvet et dont les extraits sont publiés dans les tomes I et II des inventaires et documents des Archives de la ville de Montpellier.
  2. La totalité des registres des notaires du consulat (BB1- BB125), conservés aux Archives de la ville de Montpellier
  3. La totalité des documents comptables (CC 529-589, CC712-855), conservés aussi aux Archives de la ville de Montpellier.

Tous ces documents sont cités en notes infrapaginales et, pour une large part, reproduits en fin de volume, souvent dans les deux langues latine et occitane, dans un appendice qui consiste en un peu moins de la moitié de l’ouvrage.

Évidemment, il s’agit là d’une mine précieuse d’informations pour qui veut documenter l’histoire des techniques à Montpellier au Moyen Âge mais l’étude permet aussi d’aborder des pans considérables d’histoire sociale et économique. Or, le travail titanesque, en termes d’indexation d’archives[1], de ces deux personnages est totalement passé sous silence dans l’historiographie. Ils ne sont cités que très rarement, et encore, que dans des études relativement spécialisées[2].

Mais que sait-on de ces deux auteurs? Sur Adolphe Ricard (1818-2 avril 1893), les informations sont éparses. L’on sait qu’il était avocat, élu à l’Académie des sciences et des lettres de Montpellier en 1847. Il avait été Secrétaire honoraire de la Société archéologique de Montpellier. Il est l’auteur de deux Mémoires sur l’oppidum de Murviel, dont l’un en collaboration avec le l’archéologue et militaire Agénor Azéma de Montgravier, ainsi que l’ouvrage ici présenté, en collaboration avec Jules Renouvier. Par testament du 14 mai 1890, il avait laissé à la ville de Montpellier le capital nécessaire pour constituer une rente de 1,000 francs à la Société archéologique, et il a fait don à cette même Société de ses collections personnelles de statues, inscriptions, vases antiques et monnaies pour en faire un musée archéologique et numismatique[3].

Jules Renouvier (13 décembre 1804, Montpellier – 23 septembre 1860, Montpellier) pour sa part, a laissé beaucoup à la postérité[4]. C’était le frère d’un des philosophes les plus en vue de son temps, Charles Renouvier (1er janvier 1815- 1er septembre 1903) qui nous a laissé le terme d’uchronie, ou histoire alternative dont il a fait un genre littéraire à part entière. Il était ami et disciple de Jules Lequier, et il publia son œuvre philosophique à titre posthume. Les deux frères eurent des cheminements similaires et partageaient des idéaux républicains.

En 1833, il fondait la Société archéologique de Montpellier dont nous venons de parler mais cet historien de l’art, spécialiste de la gravure et archéologue avait eu une brillante carrière d’homme politique. En 1835, il avait été nommé inspecteur divisionnaire des Monuments historiques et correspondant du ministère de l’Instruction publique pour les travaux historiques. Membre correspondant de la Société des antiquaires de France, il effectuait des voyages à Florence, Pise, Rome et Naples dont il allait se servir pour ses nombreuses publications sur les monuments gothiques dans le Bulletin Monumental. En 1844, il devenait conseiller municipal de Montpellier et vice-président de la section d’histoire au Congrès scientifique de France. Puis, 1848, il était nommé commissaire général du gouvernement pour le département de l’Hérault, puis député à l’Assemblée constituante. Il meurt en 1860 laissant derrière lui un vaste héritage mis en lumière par la biographie qu’Anatole de Montaigion lui a consacrée[5]. On ajoutera ici une bibliographie de son œuvre :

-Des types et des manières des maîtres graveurs : pour servir à l’histoire de la gravure en Italie, en Allemagne, dans les Pays-Bas et en France, Montpellier, Boehm, 4 tomes, 1853-1856.

-Les peintres et les enlumineurs du roi René ; [suivi de] Une Passion de 1446 : suite de gravures au burin, les premières avec date, Montpellier, J. Martel Ainé, 1857.

-Des gravures en bois dans les livres d’Anthoine Verard : maître libraire, imprimeur, enlumineur & tailleur sur bois, de Paris (1485-1512), Paris, A. Aubry, 1859.

-Histoire de l’origine et des progrès de la gravure dans les Pays-Bas et en Allemagne, jusqu’à la fin du quinzième siècle, Bruxelles, M. Hayez, 1860.

-Histoire de l’art pendant la Révolution considéré principalement dans les estampes (ouvrage posthume suivi d’une étude de J.-B. Greuze) avec une notice biographique et une table par Anatole de Montaiglon, Paris, Veuve Jules Renouard libraire-éditeur, 1863.

-Histoire de l’art pendant la Révolution considéré principalement dans les estampes, 2e partie, Paris, Veuve Jules Renouard libraire-éditeur, 1863.

Selon Anatole Montaigion, l’étude Des Maîtres de pierre, était essentiellement un recueil de documents attribuable à Ricard. Renouvier se serait contenté d’en faire une éclairante introduction[6]. C’est possible, toutefois, difficile à vérifier en l’état.

Peut-être plus tangible encore pour l’historien d’aujourd’hui, un autre leg de ce remarquable ouvrage a laissé une marque indélébile sur l’histoire de la ville. En effet, on ne sait pas qui est responsable des écritures manuscrites que l’on retrouve dans la presque totalité des registres de notaires et des documents comptables médiévaux des Archives municipales mais l’hypothèse qu’il s’agisse d’un ou l’autre de ces auteurs est alléchante. L’écriture est la même, elle indique, en résumant ou en donnant un titre explicatif, le contenu de tous les actes qui ont trait aux maîtres de pierre et métiers du bâtiment, mais aussi à la Charité de la ville, à la maison consulaire, à l’horloge et même aux médecins, chirurgiens, barbiers et apothicaires de la ville (Figure 1, 3). La coïncidence avec le propos du livre Des Maîtres de pierre et les actes commentés est trop grande pour imaginer qu’un lecteur lambda ait pu faire l’effort d’écrire ces notes marginales. Alexandre Germain, l’historien le plus prolifique et le plus connu de la ville, aurait pu être l’auteur de ces notes, mais des copies manuscrites de son écriture montrent bien qu’il n’en est rien. (Voir figure 2)

S’il est vrai qu’aujourd’hui, la pratique d’écrire directement sur un manuscrit du XIVe siècle ferait un tollé chez nos collègues de l’École des Chartes, le respect des manuscrits pouvait bien s’exprimer autrement au milieu du XIXe siècle. En effet, devant le dépouillement minutieux que lesdits auteurs ont effectué des sources d’archives, l’on ne peut les accuser de les avoir méprisées. Surtout que, malgré la stupéfaction que cette pratique suscite à la vue des documents ainsi endommagés, elle est très utile à l’historien de la ville de Montpellier dans la tâche ingrate et chronophage de compulser les actes notariés (environ 400 registres). Un grand merci donc à Jules Renouvier et à Adolphe Ricard.

 

[1] Comparable aux efforts des différents archivistes de la ville et au même titre que ceux d’Alexandre Germain, beaucoup mieux connu et qui a produit un nombre considérable de livres et d’études sur la ville médiévale et moderne de Montpellier.

[2] Ils sont cités, par exemple, par ROMESTAN, Guy dans, Hommage à Robert Saint-Jean : art et histoire dans le Midi languedocien et rhodanien (Xe-XIXe s.), Montpellier, Société archéologique de Montpellier, 1993, p. 127-128. Un regain d’intérêt apparaît avec une nouvelle génération d’historiens de la ville avec des citations plus ou moins extensives dans les articles suviants : TARRINI, Maurizio, Le facteur vénitien Jehan Torrian et l’orgue de Notre-Dame des Tables de Montpellier (1504). In : Annales du Midi. Persée-Portail des revues scientifiques en SHS, 2006. p. 271-286; CHASTANG, Pierre, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle).Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013; LAUMONIER, Lucie. « Les recluses de Montpellier du XIIIe au XVe siècle. Une institution urbaine », Revue Mabillon, 2015, vol. 26, p. 179-204; DUBÉ, Catherine, « L’apport des sources comptables à l’étude du réseau viaire de Montpellier à la fin du Moyen Âge », Comptabilités. Revue d’histoire des comptabilités, 2019, no 12 et DUBÉ, Catherine et DUMAS, Geneviève, 6. “Muddy Waters in Medieval Montpellier”, In : Policing the Urban Environment in Premodern Europe, Carole Rawcliffe et Claire Weeda (éd.), Amsterdam University Press, 2019. p. 179-206.

[3] Adolphe Ricard (1818-1893). In: Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 6, N°22, 1894. p. 241.

[4] Voir entre autres, la page Wikipedia qui lui est consacrée : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Renouvier#:~:text=Jules%20Maurice%20Barth%C3%A9l%C3%A9my%20Renouvier%20n%C3%A9,l’art%20de%20la%20gravure. Ainsi que l’article de Jean Nougaret, « Jules Renouvier (1804 – 1860), archéologue et académicien », Académie des sciences et des lettres, Séance du 20 juin 2011, p. 277.

[5] Anatole de Montaglon, Notice biographique sur M. Jules Renouvier, 1863 – Académie des sciences et lettres de Montpellier

[6] Cité dans « Jules Renouvier », Institut national d’histoire de l’art, https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/renouvier-jules.html

 

Archives Municipales de Montpellier, BB 46, fol. 26
Échantillon de l’écriture d’Alexandre Germain
Archives de la ville de Montpellier, BB 50 fol. 119 vo.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Geneviève Dumas (12 mars 2022). Les historiens du patrimoine scientifique à Montpellier (XIXe siècle). Patrimoine intellectuel à Montpellier. Consulté le 2 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/svs0


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